Pour sa deuxième édition, le Signal et le Bruit, ce sont 1 278 mots, 30 liens, 3 recommandations et 1 infographie. Nous y parlons de StopCovid, mais surtout de ce que les débats qui l’accompagnent disent de notre rapport à la technologie. Les chercheurs Dominique Boullier, Evgeny Morozov et Félix Tréguer y font une apparition, et malgré nos efforts nous n’avons pas pu éviter les anglicismes—vœu pieu dans une newsletter dédiée aux données et à l’intelligence artificielle.
Une startup canadienne aurait été la première à alerter des risques d’une épidémie grâce aux données qu’elle collecte, des drones de surveillance ont été déployés en Chine afin de faire respecter les mesures de confinement, et les hôpitaux du Royaume-Uni ont utilisé l’intelligence artificielle pour améliorer le tri des patients. Les exemples sont légion et la crise du COVID-19 a mis en lumière la tendance à voir dans la technologie la solution à nos problèmes.
Actualité aidant, c’est en aval du pic épidémique que les promesses technologiques sont les plus nombreuses : modèles de machine learning détectant le non-respect des gestes barrières aux États-Unis, caméras thermiques pour repérer les individus fiévreux au Panama, ou encore algorithmes d’identification des citoyens les plus vulnérables en Israël. La technologie doit nous aider à nous dé-confiner.
Plus près de nous, c’est le projet StopCovid qui fait parler, passant en quelques semaines “d’idée dystopique à l’Assemblée Nationale”. Le projet devrait entrer en phase de test la semaine du 11 mai et faire l’objet d’un vote par la suite, le Premier ministre se disant inquiet des questions que “son utilisation ne manquerait pas de poser en termes de libertés publiques et individuelles”.
C’est là un aspect particulièrement intéressant des débats autour de StopCovid : ils tendent à se concentrer sur les questions de vie privée et de libertés individuelles (exemples ici, ici, ou encore ici). Félix Tréguer, chercheur associé au CNRS, généralise le propos : “Depuis les années 1960, dans les discours dominants sur les dangers de l’informatique [...], on se contente du débat sur les gardes-fous appropriés, qu’ils soient éthiques (chartes informatiques), juridiques (protection des données personnelles) ou technologiques (cryptographie, ‘privacy-by-design’).”
Si ces débats sont nécessaires, ils doivent aller de pair avec un questionnement plus large : (1) sur le fonctionnement de ces solutions, (2) sur leur utilité concrète (3) et sur la place qu’elles tendent à occuper dans l’imaginaire collectif. Posons-nous ces questions pour StopCovid.
Peut-on faire fonctionner StopCovid ?
Nous sommes, comme beaucoup, très sceptiques quant à la pertinence de traduire une proximité physique entre deux smartphones en une “proximité épidémique” grâce au Bluetooth. Si cette norme de communication permet de connecter des appareils entre eux, elle n’est pas conçue pour mesurer avec précision la distance qui les sépare. Au-delà de cette première approximation, StopCovid ne saura rien du comportement des deux individus concernés (échange verbal, contact physique, etc.), ni de leur degré de respect des gestes barrières.
Le risque de faux positifs est donc particulièrement élevé, notamment dans les zones urbaines les plus denses, avec le risque de sur-notifier les résidents de logements collectifs ou encore les usagers des transports en commun. Il en va de même pour les faux négatifs, avec l’exemple de Bluetooth défectueux ou pas assez performant, limitant les capacités de l’application à détecter les possibles contaminations.
Enfin, le taux de couverture des interactions est limité par les inégalités d’équipement, puisque seuls 77 % des Français·es ont un smartphone (dont une partie incompatible avec la technologie utilisée), et de maîtrise des outils digitaux.
Comment calculer le taux de couverture des interactions ?
Des chiffres concernant le taux d’usage minimal pour garantir l’efficacité de l’application sont régulièrement avancés. Si la notion d’efficacité reste complexe à préciser, il est en revanche facile de traduire un taux d’adoption de l’application en taux de couverture des interactions interpersonnelles.
Si 40 % de la population installe StopCovid, la probabilité qu’une interaction prise au hasard soit couverte correspond à la probabilité combinée que les deux personnes aient installé l’application, soit 40 % x 40 % = 16 %.
Ce calcul est évidemment simplifié, mais même avec un taux d’adoption optimiste à 60 %, seul un tiers des interactions seraient ainsi couvertes.
StopCovid est-il utile ?
C’est sans doute la question à laquelle il est le plus compliqué de répondre, surtout en l’absence d’une stratégie globale de déconfinement ; puisque c’est sur cette base que devraient être définis les moyens et des procédures sanitaires dont le pays dispose pour la mettre en œuvre. Dans le cas de StopCovid, persiste l’impression que la tactique a été envisagée avant d'entériner la stratégie, par défaut, dans un souci de répliquer une solution qui semblait avoir fonctionné dans un autre pays.
Le sociologue Dominique Boullier, dans un article déconstruisant le discours pro-traçage numérique, liste plusieurs questions illustrant l’inadéquation entre la stratégie française et le développement de StopCovid : “Comment les personnes contaminées sauront-elles qu’elles le sont puisqu’aucune stratégie de tests de masse n’est mise en place ?” ou encore “Que devront faire ces personnes détectées puisque jusqu’ici on leur a conseillé de rester chez elles pour ne pas encombrer les urgences ?” auxquelles on peut ajouter : comment conjuguer l'injonction de relancer l'économie ou la nécessité financière de travailler, avec celle de se re-confiner immédiatement, et pendant 10 jours, à la réception d'une notification n’ayant aucune valeur médicale ?
Cela dit, pourquoi ne pas malgré tout développer StopCovid ? Si même une faible part des contaminations peut être évitée, ne devrait-on pas l’inclure dans notre boîte à outils anti-pandémie ?
Premièrement parce que la mise en place de StopCovid n’est pas indépendante d’autres mesures. Elle nécessite des ressources financières, humaines et politiques et se fera forcément au détriment du reste.
Ensuite, une fois cette application débattue, financée, développée, soutenue et promue, il est illusoire de penser que l’on pourra simplement cesser de l’utiliser si les résultats ne sont pas ceux escomptés. Même inefficace, l’application restera dans le champ du débat et on évoquera les “pistes d’amélioration” plutôt que de penser à des solutions alternatives. Cette inertie, c’est la théorie de la dépendance au sentier, ou comment des décisions passées, justifiées à une époque mais qui ont cessé d'être optimales, peuvent influer sur les décisions futures—notamment parce qu’en changer impliquerait un coût trop élevé.
Que dit StopCovid de notre rapport à la technologie ?
Si la mise en place de solutions technologiques par les acteurs publics pour répondre à des problématiques politiques n’est ni nouvelle, ni condamnable en soi, il est nécessaire de réfléchir au pourquoi de son accélération.
Evgeny Morozov, chercheur américain spécialiste du numérique, appelle “solutionnisme technologique” le recours à la technologie pour répondre à des problèmes politiques et sociaux. Ces solutions technologiques, présentées comme neutres et rationnelles, peuvent être mises en place en un minimum de temps et avec un minimum de débat, se substituant aux questions politiques. Selon lui, la généralisation du concept trouve son origine dans la foi grandissante en l’infaillibilité de la technologie et dans les politiques néolibérales qui réduisent les capacités d’action des acteurs publics.
Un exemple souvent cité dans le contexte américain est celui des applications dédiées à la pratique du sport et à l’alimentation saine, qui transfèrent une partie des questions de santé publique vers les individus et contribuent à éluder les débats relatifs à l’absence de sécurité sociale. On se concentre donc sur les effets indésirables induits par des problèmes politiques, sans s’intéresser à leurs causes profondes et sans imaginer de réponse globale.
Il est difficile de ne pas faire le lien avec le développement de StopCovid en lieu et place d’un réseau élargi d’enquêteurs sanitaires, d’une infrastructure de dépistage opérationnelle, ou d’un travail sur la capacité d’accueil des hôpitaux. Par ailleurs, le choix de cette solution est loin d’être neutre politiquement puisque mettre en place une application de contact tracing, c’est choisir de crowdsourcer le déconfinement, de faire reposer une nouvelle fois le contrôle de la pandémie—et son éventuel échec—sur les individus.
Enfin, la période est propice pour l’évoquer : cette informatisation croissante de nos sociétés et l’imaginaire technocratique qui l’accompagne—supposant que plus on dispose de données sur les individus, mieux on les gouverne—ne vont pas sans poser de questions sur nos libertés individuelles et collectives. Sujet sur lequel nous aurons peut-être l’occasion de revenir si les passeports immunitaires venaient à se généraliser.
L’infographie
Illustration de notre premier numéro sur la mise en données du COVID-19, cette cartographie montre l’impact des conventions de représentation sur notre appréhension d’une réalité. En gardant le même indicateur (hospitalisations pour 10000 habitants) et les mêmes données, mais en faisant varier la taille des catégories utilisées, on obtient 4 cartes très différentes. L’auteur n’a malheureusement rien pu faire pour la Côte-d’Or et le Doubs. Mais faut-il vraiment s’en soucier, dès lors que la seule différence entre les départements “verts” et “rouges” sera l’ouverture des parcs et des collèges ?
On a aimé
“Rabbit Hole”, un podcast en six épisodes du New York Times qui explore la manière dont Internet change nos idées, notamment par une plongée vertigineuse dans l’historique YouTube d’un jeune américain progressivement radicalisé par des vidéos d’extrême droite.
Free Foucault, un projet militant qui donne accès à une version restaurée des enregistrements des cours dispensés de Michel Foucault au Collège de France.
“Le solutionnisme technologique restreint complètement nos imaginaires politiques”, l’excellent entretien de Félix Tréguer pour lundimatin.
Le Signal et le Bruit est une newsletter bimensuelle dédiée à l’intelligence artificielle et aux données. Guillaume Jaeger et Edouard Mathieu en sont les auteurs. Tom Goyon en a réalisé le design.
Attendons donc de voir ce que font les autres pays dans de tels systèmes...